1) Islam, le retour du religieux dans une France sécularisée
Pour comprendre les rapports de la laïcité à l’Islam, il faut revenir aux origines.
Pendant longtemps, l’Islam était une religion quasi inexistante en France métropolitaine.
Dans les années 1950-1960, avec la décolonisation et l’essor des 30 glorieuses, de nombreux jeunes hommes musulmans arrivent en métropole pour travailler.
La pratique de l’islam se concentrent alors dans les usines et les foyers de travailleurs. Parfois, on y crée des salles de prières, on y aménage des horaires, on adapte des menus pour permettre aux ouvriers musulmans de pratiquer plus facilement leur foi.
Dans les années 70, beaucoup de musulmans venus travailler en France choisissent d’y rester. Ils fondent une famille en France ou font venir celle qu’ils avaient dans leur pays d’origine.
Les familles musulmanes s’implantent souvent dans les grands ensembles de banlieue construits pendant les 30 glorieuses. Le premier ouvrage à analyser ce nouvel islam est celui de Gilles Kepel Les Banlieues de l’islam, Naissance d’une religion en France, paru en 1987.
Cet ouvrage montre bien la diversité de l’Islam qui s’est répandu en France dans les banlieues des années 80. Je vous reproduis ici une page d’un compte rendu de l’ouvrage de Kepel donné à l’époque dans le Revue française de science politique par Michel Wieviorka.
Cette nouvelle religion se développe dans une France alors en pleine sécularisation. En 1960, c’était encore 80 % des Français qui croyaient en une religion. En 2000, on était tombé à 55%.
La pratique religieuse est aussi en recul : d’un tiers de pratiquants en 1960, on tombe à un petit 10% en 2000. La religion se fait de plus en plus discrète.
Aujourd’hui, les Françaises et les Français qui se déclarent “sans religion” sont devenus majoritaires et la France est parmi les pays les plus athées du monde “
Contrairement à la religion majoritaire, la religion catholique, qui voit sa pratique diminuer, la religion musulmane, elle est de plus en plus pratiquée, notamment par les jeunes.
Sources :
- Sénat, Rapport d’information sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte, 2016, p.24
- Lagrange, “Le renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants en France”, Revue française de sociologie, 2014, Graphique 4
- Brouard et Tiberj, Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, 2005
- Dargent, “La population musulmane de France : de l’ombre à la lumière ?”, Revue française de sociologie, 2010
2) La loi de 1905 ne permet pas d’interdire le voile à l’école
La première grande polémique sur le voile à l’école éclate en 1989. 3 collégiennes de Creil viennent voilées à l’école. Le proviseur veut leur faire retirer le foulard, mais elles refusent.
Elles sont exclues de leur établissement au nom de la laïcité.
Cet événement devient une affaire médiatique et politique d’ampleur nationale. Des gens comme Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut ou encore Régis Debray signent une tribune dans le Nouvel Obs : “profs, ne capitulons pas” où ils défendent l’interdiction du voile à l’école publique.
Selon eux, l’école républicaine ne doit pas céder aux “fanatiques”. Je les cite :
“Tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre (en l’occurrence une jeune fille), c’est ouvrir la porte à ceux qui ont décidé, une fois pour toutes et sans discussion, de lui faire plier l’échine. Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, […] vous donnez un blanc-seing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète.”
Cette première tribune pose des arguments qu’on retrouvera plus tard :
- Le voile est un instrument de domination et d’oppression des femmes.
- L’école se doit de protéger les fillettes et les jeunes filles contre les “intégristes” qui leur imposent le voile. Elle doit rester un “sanctuaire laïc” si je puis dire, où la religion reste en retrait.
- La tribune, plutôt que de réclamer la condamnation des oppresseurs, cherche à “libérer” les opprimées en interdisant un signe religieux : le voile.
Cette tribune constitue une rupture totale avec la philosophie de 1905 : le compromis de 1905 c’est “un État neutre garantit que chacun va pouvoir croire ou ne pas croire ce qu’il veut, tant que ça trouble pas l’ordre public. C’est une loi de grande liberté religieuse.
Seuls les fonctionnaires sont astreints à la neutralité pendant leur travail, pour assurer que tous les citoyens seront traités de manière égale.
En 1989, Badinter, Finkelkraut, Debray et leurs amis proposent que l’Etat interdise l’expression d’une croyance à l’école.
Qu’ont répondu les autorités ?
Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation, répond qu’on peut bien demander aux collégiennes et lycéennes de ne pas porter le voile, mais qu’on ne peut pas interdire le port du voile à l’école ou exclure les filles pour ce motif, Pourquoi ? parce que c’est contraire à leur liberté d’exprimer leur foi comme elles l’entendent.
Le Conseil d’Etat confirme la position du ministre.
Pour la plus haute cour de justice administrative, le seul motif légitime pour restreindre la liberté d’exprimer sa croyance, c’est celui prévu en 1905 : le trouble à l’ordre public. Pour le Conseil d’Etat il est difficile de voir en quoi le voile d’une écolière troublerait l’ordre public à partir du moment où il s’agit d’un acte privé et non d’un acte de “provocation, de prosélytisme ou de propagande”.
Pendant des années, les “affaires” de voile à l’école se succèdent et la bataille juridique continue. Le Conseil d’Etat a maintenu le droit issu de 1905 : tant que le prosélytisme, etc n’est pas constitué, impossible d’exclure une élève et d’attenter à sa liberté d’exprimer sa foi comme elle l’entend.
En dépit de cette clémence juridique, le nombre de voiles portés n’a pas explosé.
On recensait 1123 filles voilées dans les collèges et lycées publics en 1994 et près de 10 ans plus tard, en 2003, il y en avait 1256. Le tout sur 4.7 millions d’élèves.
De plus, les affaires se règlent rapidement : 3 mois après la rentrée de 2003, il ne restait que 20 cas “non résolus” (par apaisement ou voile ôté) et seulement 4 établissements ont eu recours à des exclusions.
Il n’y a eu que très épisodiquement des arrivées massives et coordonnées de jeunes filles voilées au collège. Un seul cas est mentionné dans le rapport de 2004 sur les signes religieux à l’école.
[ SOURCE ] Ministère de l’Education nationale, Rapport sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, juin 2004, pp.17-18
Malgré ça, de nombreux observateurs et dirigeants politiques ne sont pas satisfaits. Ils déplorent que le droit français – contraint par la loi de 1905 – ne permette pas d’interdire fermement le voile islamique à l’école. En 2003, le président Chirac prend acte de cette impossibilité et décide de changer la loi.
En savoir plus sur l’entreprise politique d’interdiction du voile à l’école : VOIR Françoise Lorcerie, La ”loi sur le voile” : une entreprise politique. Droit et Société, 2008
3) Comment la loi de 2004 a interdit le voile à l’école ?
Le rapport de la Commission Stasi va servir de base à la loi de 2004, qui interdit tous les signes religieux ostentatoires – dont le voile – à l’école publique jusqu’au lycée.
L’objet de la loi est présenté clairement par le Conseil des ministres.
Comment la loi de 2004 a-t-elle justifié de contourner l’esprit de la loi de 1905 pour interdire, au nom de la laïcité, le port du voile à des élèves, c’est-à-dire à de simples usagers du services public ?
L’argumentation de la loi de 2004, vous la trouvez dans le rapport Stasi. On vous la résume ici.
- Un signe religieux ostentatoire – mettons le voile, la kippa ou une grande croix – est visible de tous. Ainsi, tout le monde peut voir qui le porte et qui ne le porte pas.
- Parce que des jeunes filles musulmanes portent le voile, d’autres jeunes filles, supposées musulmanes peuvent subir des pressions pour le porter pour se comporter comme leurs camarades en “bonnes” musulmanes et porter le voile.
- Le signe religieux ostentatoire empêcherait donc d’autres individus de ne pas croire, de ne pas porter ce signe. Voilà pourquoi il n’aurait pas sa place à l’école.
En clair, pour garantir que certaines filles ne soient pas obligées de porter le voile à l’école, on interdit de le porter à toutes celles qui veulent réellement le porter.
Ce raisonnement pose 2 questions :
La première : ne s’agit-il pas d’une entrave majeure à la liberté d’exprimer sa foi garantie par la loi de 1905 ?
Non, répond le législateur. Les écoles privées ne sont pas concernées par l’interdiction. Elles peuvent à leur guise interdire ou non dans leur règlement intérieur le port de signes religieux ostentatoires.
SOURCE : Cour Cassation, 21 juin 2005, Benmehania.
Les jeunes filles désirant se voiler à l’école peuvent donc suivre une scolarité obligatoire dans une école privée qui veut bien d’elles. Mais elles ne peuvent pas le faire dans l’école publique.
Seconde question : Pourquoi ne pas juste poursuivre les personnes, le plus souvent des hommes, qui exercent des pressions pour porter le voile au lieu d’interdire à toutes de le porter ?
Leur réponse : poursuivre les oppresseurs aurait causé plus de trouble qu’interdire tout simplement le port du voile et d’autres signes ostentatoires.
Comment en effet demander à un élève de dénoncer des camarades, des membres de sa famille qui, ensuite, seront poursuivis et tutti quanti ?
Bref, au lieu de punir les pressions et les atteintes à la liberté de croire et de ne pas croire, la loi de 2004 a choisi de punir les pratiquants, enfin, surtout les pratiquantes de la foi pour les protéger des pressions.
SOURCE : Patrick Weil, De la laïcité en France, Paris, Grasset, 2021, p.93-94
4) Le voile en entreprise : la neutralité dans le privé ?
Le voile en entreprise d’abord.
Vous le savez, la laïcité de 1905 protège la liberté d’exprimer sa foi, et n’impose la neutralité qu’aux fonctionnaires en service. Les salariés du privé ne sont donc pas concernés.
Le port de signes religieux en entreprise est même protégé par un article fondamental du code du travail : l’article L1332-1 qui interdit de discriminer à l’embauche ou de licencier en fonction du sexe, des moeurs, etc. et, bien entendu, de la religion.
De nombreuses affaires de licenciement pour port du voile sont allées devant les tribunaux.
Celle qui a fait le plus de bruit est l’affaire “Baby-Loup” qui visait une employée d’une crèche qui avait décidé de commencer à porter le voile au taff et s’était fait licencier en 2008.
La question était de savoir si son travail à la crèche pouvait être assimilé à la situation des fonctionnaires, et si la neutralité de l’Etat pouvait s’appliquer à elle.
Finalement, comme son employeur était de droit privé, et non public, les juges ont conclu en 2014 que la neutralité ne s’appliquait pas à cette employée.
En revanche, comme elle avait signé un règlement intérieur interdisant le port de tout signe religieux visible, elle pouvait être licenciée à ce titre.
Aujourd’hui, que dit le droit ? Une entreprise peut interdire le port du voile, mais uniquement à certaines conditions :
- Que le règlement intérieur invoque la “neutralité” des employés : c’est-à-dire l’interdiction de porter des signes religieux, politiques ou de croyances quels qu’ils soient. Cibler une religion en particulier est illégal. SOURCE : Cour de justice de l’Union européenne : 14/03/2017 ]
- Que cette obligation de neutralité soit “justifiée par la nature de la tâche à accomplir” : en gros, qu’elle ne s’applique qu’aux employés en contact avec des clients. Source : Cour cassation affaire dite “Baby Loup”, 25/06/2014
- Avant de licencier, l’entreprise doit chercher à proposer un autre poste de travail – loin de la clientèle – aux salariés concernés par l’interdiction de signes de croyance ostentatoires.
Si une entreprise ne suit pas ces règles, si elle licencie pour protéger son “image de marque”, ou qu’elle n’interdit que les signes religieux musulmans par exemple, alors le licenciement n’est pas justifié et sera annulé par la justice.
SOURCE : Cour cassation, 14/04/2021
En gros, on protège à peu prêt le droit d’exprimer librement sa foi garantit par le premier article de la loi de 1905, MAIS, et c’est quand même un gros MAIS, on accepte d’y faire une entorse en laissant les employeurs imposer la neutralité dans certains cas
5) 2010 : interdiction du port de la Burqa
La Burqa ou Niqab, c’est un voile intégral qui couvre le corps, la tête et même le visage. Cette pratique est extrêmement rare parmi les musulmans et signale une pratique fondamentaliste et rétrograde de l’islam.
Cette pratique a commencé à apparaître en France à la fin de la décennie 2000. En 2009, selon le ministère de l’Intérieur, on recensait autour de 1900 femmes portant un voile intégral sur toute la France.
Cette pratique choque beaucoup de Français : comment accepter comme un égal un citoyen dissimulé de la vue de tous ?
Le gouvernement de Sarkozy a donc décidé en 2010 de faire une loi spécifiquement pour interdire le port du voile intégral dans l’espace public. Comme la loi de 2004 sur le voile à l’école, cette loi interdisant la burqa prend le contrepied de la loi de 1905 : dans l’espace public, on est libre d’exprimer sa croyance comme on veut.
Comment la loi a-t-elle justifié l’interdiction ?
Déjà, la loi n’interdit pas la burqa mais la “dissimulation du visage dans l’espace public”. Se cacher le visage est interdit dans la rue et les autres espaces publics.
En apparence, la loi ne cible pas une pratique religieuse mais une pratique “civile” : toutes les dissimulations du visage sont interdites. On ne peut pas se balader avec une cagoule sur la tête.
La lecture de l’article 2 de loi en montre l’hypocrisie. Vu le nombre d’exceptions, il s’agit bel et bien d’une loi interdisant la burqa.
Les dissimulations du visage pour des raisons de santé (eh oui, déjà le masque 🙂 ) de pratiques sportives (ça c’est les casques) ou les fêtes et occasions artistiques (ça c’est le carnaval et halloween) sont toujours possibles.
En vrai, c’est une loi spéciale burqa. Il n’y a qu’à lire l’exposé des motifs pour s’en convaincre. Le voile intégral y est dépeint comme une pratique de “réclusion publique,” “déshumanisante” contraire à la “dignité humaine” comme aux “valeurs de la République”.
En interdisant la burqa dans l’espace public, le législateur a accepté de poser une limite à la liberté de croyance.
Bien entendu, des recours ont été déposés devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière a défendu sur la forme la liberté religieuse mais a accepté la loi française :