Salut à tous, salut à toutes ! Aujourd’hui, on va essayer de mieux comprendre le système économique dans lequel on vit, ou, si vous voulez, le mode de capitalisme actuel.
On va parler d’un phénomène majeur pour comprendre le monde actuel : l’essor du capitalisme des entreprises superstars
Une petite anecdote pour commencer.
En 1980, les entreprises américaines cotées en bourse valaient toutes ensemble un peu plus de 5000 milliards de dollars d’aujourd’hui.
Au moment où je tourne cette vidéo, Microsoft et Nvidia – les deux plus grosses entreprises du monde – valent à elles seules 6700 milliards de dollars, plus que toute la bourse américaine des années 80.

En fait, on n’est plus dans le même monde ! Entre 1980 et aujourd’hui, les grandes entreprises ont changé d’échelle.
Bien sûr, on sait tous que les grandes multinationales sont puissantes et font beaucoup d’argent. Mais ce qu’on comprend moins, c’est l’écart énorme entre le pouvoir qu’avaient les grandes entreprises sur l’économie des années 80 et celui qu’ont les multinationales aujourd’hui
Avec la mondialisation, les nouvelles technologies, la finance libre de circuler aux 4 coins du monde, les années 90-2000 ont vu apparaître un phénomène nouveau : les entreprises superstars, qui ont profondément transformé le mode de capitalisme que nous vivons.
Explosion des profits, salaires en berne, délocalisations, innovations technologiques, émergence des multi milliardaires, montée des inégalités dans les pays riches, tous ces phénomènes s’éclairent et se connectent quand on comprend la montée en puissance des entreprises superstars.
Ça a l’air un peu bizarre, ce concept “d’entreprises superstars”. Déjà, vous n’en avez probablement jamais entendu parler, et ensuite, ça sonne pas comme la révélation conceptuelle de l’année.
Mais ça vient de travaux d’économistes très sérieux, et surtout je vous promets qu’à la fin de cette vidéo, vous aurez gagné des outils précieux pour comprendre le système économique et comment pas mal de problèmes politiques et économiques s’articulent entre eux.
C’est une vidéo qui nous a demandé un énorme travail de recherche et de synthèse, et on est très heureux de vous la faire découvrir.
1) Explosion des profits, winner takes most : le capitalisme des entreprises superstars
La domination des entreprises superstars
Aujourd’hui, le taux de profit des grandes entreprises est beaucoup plus élevé que dans les années 80.
[ SOURCES : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 8 p.16 & De Loecker, Eekhout & Unger,”The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications “, 2020, Figure VIII A, p35 ]

Dans les années 80, avec l’impact des chocs pétroliers et la stagflation – mélange d’inflation forte et de croissance faible – le taux de profits des grandes entreprises était autour de 2% aux US et autour de 0 en Europe. Les grandes entreprises pouvaient payer les salaires, les machines, mais en moyenne, à l’époque, leurs bénéfices étaient très faibles.
Aujourd’hui, on est plutôt autour de 7-8%. Le taux de profits a bien augmenté. Mais 7-8%, c’est une moyenne. Des boites font beaucoup plus, d’autres beaucoup moins.
Et pour comprendre l’évolution du capitalisme depuis les années 80, il faut aller voir ce qui se cache derrière cette moyenne.
C’est ce qu’ont fait deux économistes, Jan de Loecker et Jan Eeckhout.
Leurs études sur les profits et les marges des entreprises publiées autour de 2020, ont été citées des milliers de fois. Dans la recherche, c’est un sacré carton.
[ SOURCES : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 8 p.16 & De Loecker, Eekhout & Unger,”The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications “, 2020, Figure VIII A, p35 ]

Nos chiffres sur les profits en Europe et aux Etats-Unis viennent de chez eux, mais Jan et Jan ont aussi étudié l’évolution des marges des 70.000 plus grandes entreprises côté en bourse dans le monde entier, et ce qu’ils ont trouvé est vraiment intéressant… vous allez vite comprendre pourquoi leur travail a été cité des milliers de fois 🙂
La marge, c’est un concept voisin du profit. C’est en gros la différence entre le prix de vente d’un produit ou d’un service et ses coûts de production.
[ SOURCE : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 1 p.7 ]

Premier constat de nos économistes stars : les marges de nos 70 000 + grandes entreprises mondiales cotées en bourse ont évolué d’une manière très similaire aux profits. Elles ont été multipliées par 4 depuis 1980 !
Maintenant, est-ce que toutes les grandes entreprises ont augmenté leurs marges de la même manière ? Et bien pas du tout.
[ SOURCE : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 4 p.10 ]

La moitié des 70.000 grandes entreprises (P50) a les mêmes marges que dans les années 80 !
Et du côté de l’autre moitié des entreprises qui ont pu augmenter leurs marges, une petite minorité a connu une véritable explosion des marges.
Les 10 % d’entreprises qui margent le plus (P90) ont des marges aujourd’hui 6 fois plus élevées que l’entreprise moyenne (markup global).
Autrement dit, l’économie mondiale s’est polarisée.
On a d’un côté une petite minorité de grandes entreprises superstars qui a tellement profité des 40 années de mondialisation néolibérale qu’elle vit aujourd’hui une situation unique, avec des marges en or, et de l’autre côté, la plupart des grandes entreprises dont les marges végètent. Et je ne vous parle même pas des marges des petites boîtes, des PME, tout en bas de l’échelle.
Winners take most : la concentration de l’économie mondiale aux mains des entreprises superstars
Le deuxième phénomène majeur, depuis les années 80’s, c’est que l’économie mondiale s’est concentrée de plus en plus entre les mains des grandes entreprises à fortes marges.
Les entreprises qui ont les plus grosses marges ont gagné des parts de marché au détriment des entreprises aux marges stagnantes.
[ SOURCE : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 4-B p.10 et texte p.11 ]

Autrement dit, les gros gagnants gagnent encore plus. La logique du “winner takes most” – le gagnant prend presque tout – domine de plus en plus dans le capitalisme actuel.
Le concept d’entreprises superstars a été inventé pour décrire cette minorité de grandes entreprises – souvent multinationales – qui ont des énormes marges ET qui en plus, augmentent leurs parts de marchés.
En entendant parler de cette petite minorité d’entreprises superstars hyper profitables qui dominent l’économie mondiale, vous pensez peut-être à la tech américaine, aux GAFAM : les Microsoft, Google, Apple, Facebook-Meta ou encore Amazon.
C’est vrai que si on regarde les entreprises américaines qui réalisent le + de profits, on retrouve aujourd’hui une immense concentration dominée par la tech

Prenons les 500 entreprises les plus profitables des Etats-Unis – la crème de la crème du capitalisme américain. Plus de 30% de tous leurs profits sont faits par seulement 9 de ces 500 entreprises. La concentration des profits est énorme ! Et dans ce top 9, on retrouve tous nos géants de la tech : Google, Apple, Microsoft, Nividia, Amazon et Meta Facebook
Y’a bien une banque [ JP Morgan ], le fond de Warren Buffet [ Berkshire Hathaway ], et une compagnie pétrolière [ Exxon Mobil ], mais c’est vrai que, sur la masse des profits réalisés, la tech domine.
Est-ce que ça veut dire que le phénomène des “entreprises superstars” se cantonne à la tech et aux GAFAMS ?
Les entreprises superstars : la tech et les GAFAM ?
Un rapport de chercheurs du FMI nous donne la réponse. Il nous montre l’évolution des marges des grandes entreprises depuis 1980 dans tous les secteurs, et vous allez voir, c’est très instructif.
[ SOURCE : FMI, “World Economic Outlook – Challenges to Steady Growth”, 2018, Figure 1.1.2 “Markup Increase by Subsector”, p.36 ]

Première chose à noter, entre 1980 et 2016, l’augmentation des marges est un phénomène général, qu’on retrouve dans presque tous les secteurs.
Les marges ont tellement monté qu’un secteur comme l’hôtellerie – qui margeait quasiment à 0 en 1980 – se retrouve en 2016 avec des marges supérieures au secteur le plus profitable en 1980; les sodas.
Le secteur des sodas n’est plus le premier en 2016, mais j’vous rassure, ils ne sont pas à plaindre : leur marge a plus que doublé en 35 ans.

Parmi les secteurs qui margent le + en 2016, on retrouve bien sûr des secteurs attendus : les biotechs et l’industrie des logiciels.
Mais on retrouve aussi tout un tas de secteurs “traditionnels” : l’industrie pharmaceutique, l’immobilier commercial, l’alcool, les jouets, le tabac, les sodas encore.
On est loin d’être uniquement sur des secteurs à la pointe de la tech 🙂
Même dans le ventre mou du classement, dans des secteurs comme la vente de chaussures ou la vente de vêtements au détail, on retrouve des entreprises superstars aux marges importantes, comme Nike ou Inditex, la boite qui possède les magasins Zara.
Ce qu’on comprend, c’est que la domination de l’économie par les entreprises superstars est loin de concerner uniquement la tech et les GAFAM.
Oui, les Google, Meta, Amazon ou Apple sont des entreprises superstars emblématiques, très visibles, et qui pèsent très lourd.
Mais le phénomène des entreprises superstars concerne tous les secteurs. C’est une évolution générale du capitalisme.
Maintenant qu’on a compris ça, vous vous posez peut-être la même question que nous : comment ces entreprises superstars ont-elles pu autant augmenter leurs marges, et dominer leurs secteurs ?
2) Comment les entreprises superstars font des super profits ?
Grosses marges = moins de concurrence.
On l’a vu, les entreprises superstars ont des grosses marges, qui ont tendance à continuer à augmenter.
En théorie, si une entreprise fait des gros profits, d’autres entreprises vont arriver et proposer le même produit, le même service, pour moins cher.
Dans une économie de marché, la concurrence est censée obliger les entreprises à limiter leurs marges, pour ne pas être remplacées par un concurrent.
Mais nos entreprises superstars réussissent à avoir des marges de plus en plus élevées, et non seulement elles ne perdent pas de parts de marché, mais au contraire : elles en gagnent.
Ça veut dire que les grandes gagnantes du capitalisme réussissent à échapper de plus en plus à la concurrence. Comment font-elles ?
Comment marger un max sans craindre la concurrence ? Première technique : INNOVER pour obtenir un monopole naturel
D’abord, l’innovation permet à certaines boîtes de se créer des monopoles. Depuis que Google a gagné la bataille des moteurs de recherche, Google a un quasi monopole sur les recherches en ligne, ce qui lui permet de vendre très cher la publicité sur les mots-clés.
Cette logique n’est pas propre à la tech. Quand un labo pharmaceutique innove et découvre une molécule “miracle”, les brevets lui assurent un monopole temporaire qui lui donnent de fortes marges
Comment marger un max sans craindre la concurrence ? Deuxième technique : rendre sa marque UNIQUE grâce au marketing
Deuxième levier : pour protéger leurs marges de la concurrence, les entreprises peuvent aussi rendre leur marque et leurs produits “uniques” par la publicité et le marketing. Depuis les années 80, le marketing est monté en puissance et, depuis les années 2010, avec internet et les réseaux sociaux, la publicité est de plus en plus ciblée et efficace.
Ça nous est tous arrivé de voir des pubs pour un truc BIEN particulier dont on vient tout juste de parler avec quelqu’un, au point qu’on se demande si nos smartphones nous écoutent. La puissance du ciblage et du suivi de notre activité en ligne n’a rien à voir avec la pub “à l’ancienne”.
C’est en partie grâce au marketing que des entreprises comme Nike, Apple ou Coca arrivent à nous vendre leurs produits bien plus chers que leurs concurrents. Et dans le luxe, pour LVMH, pour Hermès ou pour Ferrari, l’image de marque est encore plus importante pour imposer des prix élevés.
Comment marger un max sans craindre la concurrence ? Troisième technique, très prosaïque : racheter les concurrents ou s’entendre avec eux
Troisième méthode pour protéger des marges élevées de l’appétit des concurrents, une méthode très prosaïque : c’est de racheter ses concurrents potentiels, ou de s’entendre avec eux sur les prix.
L’exemple parfait, c’est Méta. Quand Instagram a commencé à concurrencer Facebook, Meta a mis 1 milliard de dollars sur la table pour racheter Insta. Quand les gens ont commencé à plus communiquer par Whatsapp que par Messenger, la messagerie de Facebook, Meta a sorti un gros chèque de 19 milliards pour acquérir Whatsapp ! 19 milliard, à l’époque, c’était une belle somme, mais protéger sa position dominante et, donc, ses profits, ça n’a pas de prix !
Et quand un marché est concentré dans les mains de quelques entreprises seulement, les entreprises dominantes peuvent aussi s’entendre de manière plus ou moins subtile – et plus ou moins légale – pour avoir des prix qui garantissent à toutes toutes des marges très confortables..
En Europe par exemple, deux économistes, Joel Stiebale et Florian Szücs ont montré qu’après un gros rachat d’entreprise qui diminue la concurrence dans un secteur, toutes les entreprises du secteur augmentent leurs marges dans les années qui suivent. Même les “concurrents”.
[ SOURCE : Stiebale & Szücs, 2022, Mergers and market power: evidence from rivals’ responses in European markets, Figure 2 ]

Dans notre exemple américain, c’est comme si le rachat de Insta et Whatsap par Méta permettait pas seulement à Méta de continuer à marger à fond, mais aussi à Youtube et Google d’augmenter le prix de leurs pubs.
Là, je parle d’augmenter les prix, mais monter les prix n’est pas la seule manière de faire gonfler les marges.
Très souvent, c’est plutôt en baissant leurs coûts que les entreprises superstars augmentent leurs marges. Et ça vous allez voir, c’est très important à comprendre, parce que ça a rendu quasiment invisible une immense captation de valeur.
3) Augmenter les marges en baissant les coûts : l’histoire d’une immense capture de valeur invisible
Aux Etats-Unis, une équipe d’économistes a mesuré l’évolution des marges sur les biens de consommation courante entre 2006 et 2019, en suivant plus de 100 catégories de produits, comme le dentifrice, le sirop pour la toux, l’eau en bouteille ou les champignons frais.
[ SOURCE : Döpper et al., “Rising Markups and the Role of Consumer Preferences”, 2022, Table 1, p.10 & Figure 2 (A), p. 16 ]
Au total sur 13 ans, ils ont mesuré 14,4 millions de prix. RIen que ça 🙂 Et ça valait le coût, parce que ce qu’ils ont découvert est assez choquant !
Déjà, ils ont constaté eux aussi une sacré augmentation des marges : + 30 % en seulement 13 ans.

Mais surtout, ils se sont rendus compte que si les marges ont augmenté, les prix de vente, eux, sont en moyenne restés les mêmes entre 2006 et 2019.
Ce qui a vraiment changé, ce qui a fait exploser les marges, c’est la baisse des coûts de fabrication. Si les coûts de fabrication du dentifrice baissent de 30%, et que le prix du dentifrice reste le même, ça dégage une sacré marge supplémentaire pour une entreprise comme Colgate.
Pour baisser ses coûts, une multinationale peut tirer parti de la mondialisation : elle peut produire ou acheter certains composants là où c’est le moins cher, aux quatre coins du monde.
Elle peut aussi se servir des innovations technologiques – automatisation, robots, algorithmes, qui permettent de produire la même chose pour moins cher.
Dans les deux cas, les entreprises superstars sont les mieux placées. Elles sont souvent les plus intégrées à la mondialisation – on peut penser à Nike ou à Apple qui font fabriquer depuis longtemps leurs produits en Chine et maintenant aux 4 coins du monde. Les entreprises superstars sont aussi en pointe pour intégrer les nouvelles technologies dans leurs processus de production.
[ SOURCE : Stiebale et. al., “Robots and the rise of European superstar firms”, 2020 ]
Tout ça permet aux entreprises superstars d’être les championnes de “l’optimisation des coûts” – bref, de produire pour moins cher.
Mais au lieu d’en faire bénéficier les consommateurs en répercutant les baisses de coûts en baisses de prix – ce qu’elles devraient faire si elles faisaient face à une forte concurrence – souvent, les entreprises superstars réussissent à garder pour elles le gros des gains de la mondialisation ou des nouvelles technologies, et à gonfler leurs marges et leurs profits.
Une captation de valeur invisible ?
Le truc est peu vicieux, c’est que cette baisse de coûts non répercutée, elle est largement invisible : si les prix augmentent très peu, personne n’est choqué. On n’a pas du tout le choc populaire qu’on vient de connaître avec l’inflation élevée de 2022-2023.
Et oui, c’est très facile de voir que le prix d’une paire de Nike est passée de 90€ à 120€ et ça fait râler ! Si les entreprises superstars ne faisaient que monter leurs prix à fond depuis 40 ans pour faire gonfler leurs profits, ça se verrait. Les gens sentiraient facilement que ces entreprises captent de plus en plus de valeur.
Mais quand les prix ne bougent pas, ou très peu, c’est dur de se sentir lésé. Imaginons que Nike nous vende la même paire pour 90 € mais qu’elle la produit pour 10 euros maintenant, alors que ça lui coûtait 30 euros y a 10 ans. Personne ne va le voir. Personne ne va s’en offusquer. Et pourtant, Nike a monté ses marges, alors qu’elle aurait pu baisser ses prix.
Autrement dit, si la mondialisation ou la technologie permettent de faire baisser fortement les coûts de fabrication, une bonne partie de cette valeur ne bénéficie jamais au consommateur, et vient uniquement gonfler les profits des entreprises stars
Cette baisse des coûts des multinationales non transmise au consommateur, c’est l’un des mécanismes majeurs à l’œuvre dans l’économie mondiale actuelle.
La grande captation de valeur par les entreprises superstars passe largement inaperçue. Bien sûr, on peut lire des gros titres sur les profits records de telle ou telle multinationales, mais ça paraît loin de nous. On ne se sent pas directement lésé. Peut-être parce que le mécanisme derrière cette immense captation de valeur reste invisible dans notre quotidien. Pas vu, pas pris.
Bien sûr, si les entreprises superstars réussissent à ne pas répercuter leurs baisses de coût en baisses de prix, c’est parce qu’elles n’ont pas peur qu’un concurrent vende moins cher et leur prenne des parts de marché. Elles sont protégées de la concurrence, que ce soit par le marketing, par des technologies uniques, par un monopole ou une entente, ou par un mélange de tout ça. Elles ont ce que les économistes appellent un pouvoir de marché, une véritable capacité à imposer leurs prix.
Maintenant qu’on a compris les mécanismes à l’œuvre derrière la grande captation de valeur des entreprises superstars, on peut aller voir les conséquences de leur domination sur le reste de l’économie, et notamment sur le travail et les salaires de la majorité des gens.
4 ) La “valeur travail” est minée par la valeur actionnariale
Je ne vais pas vous surprendre en vous disant que la montée en puissance des entreprises superstars a fait exploser la part de la valeur captée par les actionnaires, sous formes de dividendes et de rachats d’actions.
Avec les dividendes, l’entreprise verse aux actionnaires une certaine somme par action. On a d’ailleurs l’habitude de voir des gros titres sur les versements records de dividendes.
Les rachats d’actions, c’est un peu moins connu du grand public, mais le principe est assez simple : la boîte rachète ses propres actions et les détruit. Du coup, chaque actionnaire se retrouve à posséder une part un peu plus grande de l’entreprise… et donc des profits et des dividendes futurs, ce qui augmente la valeur de chaque action.
Quand l’entreprise paie un dividende, elle verse un revenu à l’actionnaire, quand elle rachète ses actions, elle augmente le patrimoine de l’actionnaire.
Valeur des actionnaires et capitalisme actionnarial
Depuis les années 80, les dividendes et les rachats d’action ont véritablement explosé. Quand je dis “explosé”, c’est pas une exagération. Là, on est aux Etats-Unis, avec les 1500 + grandes entreprises américaines cotées en bourse.

On voit qu’entre 1994 et 2018, la valeur captée par les actionnaires a été multipliée par 8, pour atteindre 1400 milliards de dollars. Un multiplication par 8 en 25 ans, c’est vraiment énorme.
Vous voyez aussi que les entreprises américaines utilisent maintenant plus souvent les rachats d’actions [ 2018 : 875 milliards] que le versement des dividendes [ 2018 : 525 milliards ] pour payer leurs actionnaires.
Les dividendes, c’est un peu “old school”, maintenant, si on veut savoir ce que gagnent les actionnaires, il faut absolument compter aussi la valeur des rachats d’actions.
Maintenant, comparons les sommes versées aux actionnaires à un autre débouché possible pour les profits des entreprises : j’ai nommé, l’investissement.

En 1994, l’investissement était deux fois plus élevé que la rémunération des actionnaires (dividendes + rachats d’actions). Les entreprises utilisaient donc leurs bénéfices prioritairement pour investir.
En 2018, c’est l’inverse : la rémunération des actionnaires est 1.7 fois supérieure à l’investissement.
En 25 ans, les actionnaires – et notamment les grands fonds, comme les fonds de pension, ont pris le pouvoir dans la gestion des entreprises.
[ SOURCE : Piton et Vatan, “”Le partage de la valeur ajoutée : un problème capital – Chapitre V de L’Économie mondiale 2019”, Repères, 2018, pp.10-11 ou 76-77 ]

Dans ce “capitalisme actionnarial” – pour reprendre l’expression inventée par l’économiste français Dominique Plihon – la rémunération des actionnaires passe de plus en plus souvent devant l’investissement.
Baisse de la valeur du travail et “valeur travail”
Face à ces actionnaires qu’on paye toujours plus, le travail lui, a été de moins en moins rémunéré par les entreprises.
En Europe comme aux Etats-Unis, la part du travail dans la valeur ajoutée a baissé depuis les années 80,

En 1980, sur 100 dollars produits aujourd’hui par les entreprises américaines, 65 atterrissaient dans la poche des salariés – de l’ouvrier au PDG en passant par le cadre moyen. Aujourd’hui, c’est plus que 60 dollars.
En Europe c’est la même chose : on est passé de 68 € qui allaient aux travailleurs à 62 aujourd’hui.
Quand on regarde l’économie en général, la part du gâteau qui va aux salariés diminue.
Le travail ne paye plus, ou du moins, plus autant qu’avant.
Et nos entreprises superstars, les grandes gagnantes du capitalisme actionnarial, n’y sont pas pour rien. Pourquoi ?
On vous l’a dit, les entreprises superstars contrôlent une part croissante de l’économie, elles s’accaparent des parts de marchés de plus en plus grandes.
Du coup, l’économie leur ressemble de plus en plus. Or, ces entreprises superstars, grâce aux robots, aux logiciels, à la mondialisation ou à l’IA, sont celles qui réduisent le plus la part du travail dans la valeur qu’elles produisent.
[ SOURCES : De Loecker & Eeckhout, “Global Market Power”, 2021, Figure 11 p.19 //// Autor et. al., “The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms”, 2019, Table 4 p.58-59 //// OCDE, “Superstars, shooting stars, and the labour share – Cross country evidence”, 2025, Figure 4.3 p.23 ]

Un exemple récent : Microsoft, en pointe dans l’intelligence artificielle, utilise l’IA pour booster la productivité de ses salariés, et licencie au même moment 3% de ses effectifs mondiaux.
Alors, pourquoi la part de la valeur qui va aux salariés baisse depuis les années 80 ?
Maintenant, on comprend qu’une des grandes causes de cette évolution, c’est la concentration de l’activité économique mondiale aux mains des entreprises superstars qui utilisent tous les leviers – technologie, délocalisation, etc. – pour baisser la part du travail dans leur valeur ajoutée.
C’est absolument essentiel de comprendre ça, parce que les discours politiques sur la “valeur travail” – très à la mode à droite – adorent prétendre que si le travail “ne paye plus”, c’est à cause des aides sociales, à cause des impôts trop élevés, à cause de “l’assistanat”… parfois à cause des immigrés quand c’est un peu plus à l’extrême-droite
Mais ces prétendus défenseurs de la “valeur travail” ne parlent jamais de l’évolution de l’économie vers la domination des entreprises superstars, et de l’énorme valeur qu’elles ont captée depuis les années 80.
Si on croit que le travail ne paye plus à cause de notre voisine au RSA, on ne comprend pas grand chose à ce qui nous arrive, et malheureusement, on a alors de grandes chances d’élire des gens qui proposeront des “solutions” bien à côté de la plaque.
Evidemment, les entreprises superstars, les grandes gagnantes du capitalisme, ont tout à gagner à ce qu’on ignore leur impact sur le partage de la valeur ajoutée au détriment du travail et des salariés.
D’autant plus qu’elles ne pèsent pas seulement à la baisse sur la valeur du travail, elles lèsent aussi les Etats.
5) Les entreprises superstars contre le bien commun : impôts, évasion fiscale, pouvoir politique
Impôts sur les sociétés : une dégringolade mondiale
Depuis 1980, on assiste, partout dans le monde, à une baisse continue des taux d’impôts sur les sociétés, c’est-à-dire des taxes que les entreprises payent sur leurs profits.
[ SOURCE : Tax Foundation, “Corporate Tax Rates Around the World – 2024” ]

Au niveau mondial, sur 100 € de profit réalisé en 1980, en moyenne 40 € partait en impôt. Aujourd’hui, c’est plus que 25 €.
Les entreprises ont donc “récupéré” 15 % de leurs profits. Je ne connais pas grand monde qui a vu ses impôts baisser de 15% dans la même période.
Cette tendance mondiale à la baisse des impôts sur les sociétés a été alimentée par la mondialisation. Pour rester “compétitif” dans une économie mondialisée où les grandes entreprises peuvent de plus en plus facilement produire là où elles veulent, les gouvernements, pour protéger les emplois, et parfois sous la menace d’un chantage à la délocalisation, ont baissé lentement mais sûrement la taxation des profits.
Depuis les années 1980, on est donc face à un triple effet kiss cool :
1) les profits des entreprises superstars explosent,
2) la part des profits qui va aux actionnaires explose, et,
3) les profits sont quasiment deux fois moins taxés !
L’explosion de la rémunération des actionnaires n’est pas le fruit du hasard : elle a été permise et favorisée par des choix politiques.
On comprend de mieux en mieux d’où vient l’explosion de la fortune des plus riches depuis les années 80, qu’on a constatée dans notre première vidéo bilan de la mondialisation ou dans notre vidéo sur le nouveau problème historique des milliardaires.
Mais ça ne s’arrête pas là !
L’évasion fiscale à fond les ballons
Nos entreprises superstars ne se contentent pas de ces baisses d’impôt. Même si l’impôt sur les sociétés ne fait que fondre, elles font tout ce qu’elles peuvent pour éviter de le payer.
Comment font-elles ?
La grande technique pour échapper à l’impôt sur les bénéfices, c’est de déplacer les profits réalisés un peu partout dans le monde vers des pays qui taxent très peu, voire carrément pas du tout les profits, vers des paradis fiscal !
Comment ça marche ? On l’explique dans cette vidéo sur l’évasion fiscale des multinationales :
Grâce aux travaux de la Piketteam, et en particulier de l’excellent chercheur Gabriel Zucman, on peut suivre la part des profits internationaux que les multinationales évadent vers les paradis fiscaux.
[ SOURCE : EU Tax Observatory, “Global Tax Evasion Report 2024”, Figure 2.8 p.50 ]

On remarque tout de suite que cette pratique de “planquer les profits dans des paradis fiscaux”, n’existait quasiment pas avant les années 80.
Pour pouvoir déplacer ces profits, il faut d’abord qu’une entreprise soit “multinationale”, qu’elle exerce dans plusieurs pays – ça c’est la mondialisation – et il faut ensuite qu’elle puisse bouger son argent librement – ça c’est la libéralisation financière.
Avant que les années 80 ne mettent fin au contrôle des capitaux et au contrôle des changes, une entreprise avait besoin d’une autorisation pour déplacer de l’argent d’un pays à un autre.
Une fois la libéralisation financière achevée, l’évasion des profits a commencé à décoller.
La montée de la propriété intellectuelle et des “actifs intangibles” – comme les marques et les brevets – ont aussi joué un rôle clé pour faciliter les combines fiscales des multinationales.
Aujourd’hui, c’est 36 % de tous les profits réalisés à l’étranger par les multinationales qui vont dans les paradis fiscaux. Un gros tiers.
[ SOURCE : EU Tax Observatory, “Global Tax Evasion Report 2024”, Figures 2.7 et 2.8, pp.49-50 ]

Et pour les multinationales américaines, ça monte à 46 % ! Près de la moitié des profits qu’elles font en dehors des Etats-Unis s’évade dans des paradis fiscaux.
Les profits non taxés des entreprises superstars manquent au pot commun
Cette “optimisation fiscale” massive des multinationales a des conséquences : des recettes fiscales en moins pour l’Etat, et donc moins d’argent pour l’école, l’hôpital, les retraites, etc.
[ SOURCE : EU Tax Observatory, “Global Tax Evasion Report 2024”, Figure 2.8 p.50 ]

Aujourd’hui c’est en moyenne 10 % de l’impôt sur les bénéfices qui disparaît des budgets publics dans le monde.
[ SOURCE : EU Tax Observatory, “Global Tax Evasion Report 2024”, Figure 2.3 p.42 ]

Mais dans l’Union Européenne c’est 20 % de l’impôt sur les sociétés qui disparaît. Aux Etats-Unis, 16%.
Rien d’étonnant à ce que les pays riches soient les plus impactés. C’est là que les multinationales réalisent le gros de leurs ventes, et donc de leurs profits, et c’est donc depuis ces pays que le plus de profits s’envolent vers les paradis fiscaux.
On peut estimer combien de milliards d’euros disparaissent chaque année du pot commun à cause de ces multinationales qui refusent de payer leur part de l’impôt.

En France, en 2021, dernière année où on a les chiffres de Gabriel Zucman et ses collègues, c’est 11,5 milliards d’euros [13.62 mds $]. Ça correspond à 216 € par adulte (53.15 millions) !
[ SOURCES : [Evasion fiscale] EU Tax Observatory, “Atlas of the Offshore World – France” [ Nombre d’adultes ] INSEE, Bilan démographique 2021 – Pyramide des âges ]
Oui oui, si les multinationales payaient leurs impôts normalement – comme les PME, comme la boulangerie ou le coiffeur du coin – on pourrait alléger l’impôt de tous les Français de 216 € ! Ou dit autrement, on paye tous 216 € d’impôt et de taxes en + parce que des multinationales ne payent pas les impôts qu’elles doivent.
Mais peut-on les contraindre à payer leur juste part ?
Dans notre vidéo sur l’évasion fiscale des multinationales, on présente les solutions que propose Gabriel Zucman pour mettre fin assez simplement à ce pillage. Je l’ai revue, et franchement elle est sympa – si vous ne l’avez pas encore vue, j’vous la recommande:)
Mais juste avant, une petite conclusion : qu’est-ce qu’on a appris aujourd’hui, et qu’est-ce qui nous reste à voir pour bien comprendre l’évolution du capitalisme contemporain ?
Conclusion :
Entre le début des années 1980 et aujourd’hui, le capitalisme s’est transformé.
Avec la mondialisation, la liberté de circulation des capitaux et le développement des nouvelles technologies, une minorité d’entreprises superstars – très souvent des multinationales – ont fait exploser leurs marges, tout en conquérant de plus en plus de parts de marché.
Pendant que de nombreuses grandes entreprises et PME stagnaient, les entreprises superstars, elles, ont vu leurs profits exploser.
On les trouve dans les GAFAM et dans la tech mais aussi dans presque tous les secteurs traditionnels, des fringues aux sodas en passant par l’industrie pharmaceutique. Ce qu’on a exploré ensemble aujourd’hui, c’est donc une transformation générale du capitalisme.
Les entreprises superstars échappent de plus en plus à la concurrence, elles ont un véritable “pouvoir de marché” qui leur permet d’imposer leurs prix et de sécuriser leurs super marges.
Marketing, innovations techniques, monopoles, rachats de concurrents, ententes, chacune a ses techniques pour s’imposer.
Souvent, elles augmentent leurs marges en baissant leurs coûts. Et quand les prix sont stables, cette captation de valeur est totalement invisible dans notre quotidien.
Pourtant, la domination des entreprises superstars a des conséquences sur nos vies. Elles ont en commun d’avoir une faible part du travail dans la valeur ajoutée. Et comme elles représentent une part de plus en plus grosse de l’économie mondiale, elles contribuent fortement à diminuer la part de la valeur que reçoit le travail – donc les salariés – en Europe comme aux Etats-Unis.
“Valeur travail” et capitalisme des entreprises superstars, ça ne va pas très bien ensemble. Et c’est pas impossible que le développement de l’IA diminue encore la valeur qui va au travail. Si ça vous intéresse, on pourrait réfléchir au futur du travail dans un monde où les machines et les algorithmes prennent de plus en plus de place dans la production économique.
En attendant, les profits des entreprises superstars servent de plus en plus à rémunérer les actionnaires, et de moins en moins à investir, alors que dans les années 80, c’était l’inverse.
Au lieu de taxer ces profits, les Etats ont au contraire baissé les impôts sur les bénéfices, dans une course vers le bas pour retenir les multinationales et leurs emplois sur leur territoire.
Mais c’est encore trop pour nos entreprises superstars, ces multinationales qui se débrouillent pour déplacer une bonne partie de leurs profits dans des paradis fiscaux pour échapper à l’impôt.
En résumé : les actionnaires sont chéris, les bourses montent, et l’argent manque au pot commun.
Alors que faire ? Il y a plusieurs pistes : on a évoqué les solutions de Gabriel Zucman pour les taxer correctement, et casser ce privilège face à l’impôt, qui les avantage injustement contre n’importe quelle PME.
On peut aussi penser au droit de la concurrence, pour casser les monopoles et les ententes. Il n’y a pas de raison qu’on laisse Meta avoir Facebook ET Insta ET Whatsapp.
Si ça vous intéresse de savoir comment dompter les entreprises superstars, on peut y réfléchir ensemble. Évidemment, ce n’est pas une mince affaire de limiter la puissance des plus grands gagnants du capitalisme actuel. Y a un petit côté David contre Goliath dans cette histoire 🙂 On ne vous promet pas de trouver la recette magique en 3 semaines 🙂
Mais aujourd’hui : on a déjà fait la première étape, essentielle, qui est de poser le diagnostic, de comprendre ce qui se passe, pour voir les choses en face, et ne pas se tromper de problème.